Réponse à la pédanterie baudelairienne gaubesque

by Vanessa Massera

Notre ami Gaube soutient, avec l’appui pour le moins méprisant de notre pauvre Charlot-Bobo*, que l’art est la seule chose qui l’intéresse dans le fait de faire de l’art.

J’ai envie de prendre un seul exemple pour répondre: le cinéma. Francesco Rosi. Salvatore Giuliano. L’histoire d’un bandit mythique italien (ou devrais-je plutôt dire sicilien) qui a fait les nouvelles nationales à l’époque (années 1950). Personnellement, j’aime Rosi parce qu’il fait du néo-réalisme un tremplin à son propos. En fait,  son cinéma est inspiré du néo-réalisme, sans plonger dans les grands mélodrames à la Werther et autres dangers histrioniques. Finalement, ce n’est pas simplement un cinéma politique — attention, ici je vais ouvrir une parenthèse — (il traite de sujets politiques sans faire de propagande, ou devenir moralisateur, ou accusateur; c’est un observateur, mais d’un propos qu’il prend en charge, auquel il donne sa propre esthétique). En somme, Rosi réussit à traiter d’un sujet social profondément ancré dans les préoccupations italiennes de l’heure, avec un regard critique, mais pas partisan, en traitant son auditeur comme un public actif, qui a tout à gagner du visionnement de son film, comme aurait dit Rainer Werner Fassbinder, «Je ne veux pas que mes auditeurs sortent de salle plus idiots que lorsqu’ils y sont entrés».

Là où Rosi devient encore plus intéressant, c’est que pour traiter du cas bien réel de Salvatore Giuliano, il avait dans l’idée esthétique de mettre en scène l’ardeur du soleil sicilien et c’est pourquoi il est allé en Sicile, sur les vrais lieux, prenant contact avec les personnes directement concernées par la source du propos qu’il voulait traiter. En outre, la quasi-totalité des acteurs que l’on voit dans son film Salvatore Giuliano est formée de paysans de La Porta della Ginestra et de Palerme. Et le jeu est tout à fait convaicant, et sans nul doute encore plus qu’il l’aurait été avec des acteurs napolitains (ville d’où provient Rosi), par exemple, qui n’auraient pas eux-mêmes vécu ce qui y était exprimé.

De fait, cette œuvre est un geste social majeur parce qu’il implique artistes et paysans au sein d’une seule et même voix, les faisant tous artisans d’un exposé esthétique d’événements puissants, profondément ancrés dans la culture italienne. La dramaturgie, même si présentée à la manière du documentaire, se rapproche d’une quelconque catharsis grecque, où les drames sont exposés et où même la paysanne la plus pauvre exprime des lamentations d’une noblesse au point où elle devient un passage inoubliable et incontournable du film, tout en gardant une profonde sensibilité humaine. Pourtant, nous ne suivons pas, comme dans un film typique à la De Sica, l’histoire d’un seul personnage, duquel découlent des événements de plus en plus dramatiques et lourds et sur lequel toute la psychologie se forme. La caméra est vraiment une abstraction — c’est un média, un exposé, une fenêtre pour quiconque tente de reconstituer les faits et ne suggère pour logique que celle que le spectateur choisira pour lui-même. Sans compter qu’à l’intérieur de ce film, nous pouvons reconstituer diverses techniques cinématographiques, dont celles de la composition de l’image du très poétique et lyrique Visconti, des propos réels et troublants dignes de Rossellini et une ferveur italienne de masse que l’on peut même retrouver dans de nombreux films de Fellini.

L’art de Francesco Rosi n’en est donc pas moins important, et, au contraire, il s’en retrouve renforcé par tous ces ancrages sociaux, esthétiques et stimulateurs. J’affirme donc, avec sincère assurance, une fois de plus, que l’art a inexorablement une dimension sociale, puisqu’issu d’un créateur humain, d’un fabulateur profondément homme et — surtout — inévitablement aussi adressé en retour à l’Homme, et qu’il ne peut pas s’en détacher.

* Le Spleen de Paris